Dounia Bouzar, anthropologue spécialiste du culte musulman a fondé en 2014 le Centre de Prévention, de Déradicalisation et de Suivi Individuel, le CPDSI, le seul existant jusqu’alors en France. Aidée par des experts, elle combat sans relâche l’embrigadement et elle a réussi à sauver 1 180 jeunes qui étaient sous l’emprise de Daesh.
Cette femme courage lutte ainsi contre le recrutement des djihadistes. Invitée à partager son témoignage par un journal du Net, elle a alors raconté son travail : « Ces deux ans de travail ont été surréalistes. On était tout le temps en contact avec la police, les conseillers municipaux, les familles, même la nuit, on établissait des plans, on allait repêcher des jeunes à la frontière. On n’a pratiquement pas dormi, mais on n’était pas fatigué. On était porté par l’espoir de réussir. De temps en temps, l’un de nous s’écroulait, il dormait deux jours, les autres 5 prenaient le relais, et puis il revenait. […] C’est nous contre la mort. »
Et son combat n’est pas resté anonyme puisqu’elle est menacée par Daesh. De ce fait, elle est devenue la femme la plus protégée de France, entourée en permanence de gardes du corps. Mais elle veut poursuivre son combat comme elle l’a précisé : « Parfois, si mes officiers de sécurité ne m’arrêtaient pas, je tenterais d’aller moi-même en Syrie, avec ces mères désespérées qui font appel à moi, pour aller sauver leur enfant parti. »
Elle a également expliqué qu’en février dernier elle avait mis fin au contrat conclu entre le CPDSI et le gouvernement qui avait aidé à son lancement. La raison à cette décision a été son total désaccord par rapport à la prise de position du Premier ministre, Manuel Valls, sur l’embrigadement : « Il fait croire aux Français qu’il s’agit d’un problème d’immigration, d’intégration, de jeunes qui n’ont pas compris les valeurs de la République, ce qui ne correspond pas du tout à la réalité. Il oublie que 50% des convertis n’étaient pas musulmans il y a deux mois et ne font pas partie de familles maghrébines, il oublie les filles aussi, alors qu’il a accès aux chiffres statistiques nationaux de la police. Il sait très bien que c’est ça la réalité, que Daesh parvient à individualiser son embrigadement, et à atteindre des enfants, des femmes, des adolescents et pas que des hommes, comme c’était le cas avec Al Qaïda. Daesh a un territoire et pour peupler le territoire, il a besoin de gens qui fassent plein de choses. Ils ont donc adapté l’embrigadement à la diversité des profils et ils essayent de récupérer un peu tout le monde. On ne peut pas communiquer aujourd’hui comme si on était encore au temps d’Al Qaïda, c’est mentir aux Français et mettre la France en danger. On ne va pas se méfier du petit blond aux yeux bleus alors que des petits blonds aux yeux bleus qui ont commencé à construire des ceintures d’explosifs, j’en ai vu plusieurs. C’est ça la force de Daesh, et si on ne comprend pas Daesh, on ne peut pas le combattre. »
Elle est de même devenue un peu plus spécialiste en la matière au fur et à mesure de ces années durant lesquelles elle a appris la mécanique bien huilée du groupe terroriste. Elle a d’ailleurs détaillé les phases du recrutement vicieux : « Daesh approche les jeunes de manière masquée. Ils ne s’affichent pas comme un groupe radical. Ils viennent comme des amis, des professeurs, des grands frères, des princes. Ils vont faire parler leur proie, cerner son profil psychologique pour ensuite proposer des discussions puis des projets qui sont en phase avec ce profil. Pour les garçons, ils jouent sur un idéal de soi, être un héros, servir à quelque chose, se battre pour les musulmans discriminés, venger les faibles. Pour les filles, c’est plus un idéal du monde. On va leur proposer de faire de l’humanitaire, de venir au secours des enfants gazés par Bachar el Assad dont personne ne s’occupe, leur faire miroiter « Daeshland », un monde où, en appliquant la loi divine au pied de la lettre, il y aura une fraternité et une solidarité formidable, tout le monde partagerait le chauffage, la nourriture, s’entraiderait, etc. Ils leur donnent le sentiment qu’il ne peut plus rien leur arriver car elles sont prises en charge. Le monde meilleur et la protection, ce sont des choses qui parlent à des jeunes filles. Les séducteurs qui approchent les jeunes filles leur font croire qu’ils sont amoureux, ils se marient par Skype. Elles vont s’enfuir pensant le rejoindre mais en réalité, elles ne les retrouveront jamais. Ces hommes sont payés par Daesh, parfois ils n’habitent même pas la Syrie ou l’Irak, ils sont peut-être en Tchétchénie ou dans le sud de la France. Elles vont se retrouver dans un maqar, une maison fermée où elles n’auront ni à manger ni à boire ni la possibilité de dormir sur un matelas ou de prendre une douche de façon saine. Pour en sortir, le seul moyen est de se marier. Pas avec celui qui les a séduites mais avec un homme qui aura 30 à 40 ans de plus qu’elles et qu’elles choisiront sur catalogue. »
Et elle a précisé que si la fille ainsi contrainte de se marier avec un homme qu’elle n’a donc pas choisi à l’origine refuse, elle est séquestrée, mise en état de privation générale, battue jusqu’à ce qu’elle cède.
Elle a poursuivi en expliquant que le processus de déradicalisation est un travail à longue haleine, demandant beaucoup de patience et d’amour.
Pour ce faire, deux groupes de travail sont alors essentiels.
Le premier, la cellule familiale, les parents : « Ce sont eux qui vont rassurer le jeune et mettre en place une approche émotionnelle pour enlever l’anxiété transmise par Daesh. C’est un gros travail. »
Le second, un groupe de parole constitué de jeunes embrigadés et de repentis : « Cette étape prend au minimum un an, en se voyant au moins deux fois par mois pour faire ensemble la liste des incohérences de Daesh et que le jeune mette petit à petit en question les informations fournies par le groupe radical. Cela demande aussi du temps, beaucoup d’amour. Il faut croire en l’humain qu’il y a en eux pour qu’eux-mêmes retrouvent leur humanité au fond de leur cœur et de leur esprit, pour qu’ils puissent se remettre à penser en tant qu’individu, en dehors du groupe. »
Mais, elle a spécifié que cette déradicalisation ne pouvait aboutir qu’avec une relation de confiance établie entre elle, son équipe et ces jeunes pris en charge, notamment au niveau des filles : « On peut parler de l’Islam avec elles une fois que le lien est très fort et qu’elles sentent que je comprends leurs motifs d’engagement, que je peux comprendre qu’elles ont rêvé d’un idéal. C’est fondamental pour refaire le lien humain, de ne pas les juger. »
Le lien alors établi perdure dans le temps, comme elle a ajouté : « Quand on sauve quelqu’un de la mort, de la sienne et de celle des autres, il y a un lien qui se crée. Elles m’ont toutes marquée. Ce sont des jeunes filles brillantes, qui voulaient vraiment un monde meilleur. Et croyez-moi, quand elles ont enfin compris que leur engagement était mauvais, quand elles viennent m’aider à déradicaliser d’autres filles comme elles, elles sont meilleures que tous les experts réunis dans la pièce. Elles sont exceptionnelles. Je suis vraiment attachée à chacune d’entre elles. »
Cependant, l’après Daesh reste difficile. Malgré des programmes de réinsertion, beaucoup de jeunes repentis font part de leurs inquiétudes auprès de Dounia, qu’ils ont surnommée affectueusement « tata », laquelle a rapporté ce qu’ils lui disent en général : « On est marqué au fer rouge. »
Et cet après demeure ardu pour une autre raison. Les programmes mis en place sont loin d’être adaptés comme il le faudrait, ce qu’elle a évoqué : « Ils ont 15 ans et on ne sait pas quoi faire d’eux. Pour le moment il n’y a pas d’accompagnement pour les repentis, il n’y a rien qui est mis en place. Il n’y a déjà rien de mis en place pour déradicaliser… Les gens se disputent, il y a les échéances municipales, les politiques font des annonces rassurantes pour obtenir des voix mais il faudra réellement attendre les élections pour que le vrai travail commence. »
Enfin, ayant été aussi conseillère pour le film Le Ciel attendra, de Marie-Castille Mention-Schaar, montrant l’embrigadement et la déradicalisation de deux jeunes Françaises, elle a conclu : « Je sais que c’est rassurant de se dire que ça n’arrive qu’aux autres. Je comprends que le grand public préfère penser que ça n’arrive qu’aux gens qui ont deux cultures, qui ont connu l’immigration, qui sont musulmans, qui sont en banlieue et n’ont pas d’espoir social… Ça n’est juste pas la réalité. Et si on veut se protéger, il faut bien comprendre ce principe d’individualisation de l’embrigadement de Daesh. Ils travaillent avec des psychologues, ils sont en avance sur nous. Il faut qu’on se fasse confiance, qu’on se donne la main pour combattre cette chaîne de la mort. Pour la combattre, il faut savoir repérer les enjeux, et identifier ceux qui mènent à cette mort généralisée. Je veux que le film arrive à transmettre ça. »
En parallèle au message qu’elle espère que le film enverra, elle a terminé en parlant de son projet : « Avec le psychologue Serge Hefez on a décidé de donner à tous les Français, voire à tous les humains du monde entier si ça part dans d’autres pays, des éléments pour agir ensemble grâce à tout ce qu’on a appris sur le terrain, avec les parents, avec les jeunes. On va faire des MOOC, pour les jeunes, pour les adultes, pour les professionnels, gratuits, pour que tout le monde, que ce soit le voisin, la cousine, le papy, la mamie, le policier, l’instit puisse comprendre, appréhender, maîtriser, agir, prévenir, aider et sauver. »
En France, il est estimé entre 5 000 et 6 000 individus affectés par la propagande de Daesh avec une augmentation en évolution parmi la jeunesse, dont un nombre croissant chez les filles.